«Monsieur, l’urinoir de Marcel Duchamp est-ce que c’est de l’art?»

Question: «Monsieur, l’urinoir de Marcel Duchamp est-ce que c’est de l’art?»

Voilà une question à laquelle nos élèves de première secondaire (12-13 ans) vont nous confronter très prochainement… nous allons visiter l’exposition « AhAhAh! L’humour de l’art » où cet équipement sanitaire est à l’affiche.

Et je vais être bien en mal de leur répondre…

La seule chose que je pourrai leur dire avec certitude, c’est qu’il est tout à fait légitime de se poser la question. Mais au-delà de cette pirouette, et faute d’avoir une réponse toute faite, je peux leur proposer des pistes pour qu’ils cherchent des réponses, comme je le ferai à tout interlocuteur de 7 à 77 ans… et plus.

Mais d’abord, il s’agit de savoir qui parle et qui propose ces pistes.

Mes notions d’histoire de l’art sont celles d’un vieil étudiant en arts plastiques, qui les a étudiés pratiquement et théoriquement, qui les a pratiqués et les pratique encore, et qui a toujours été curieux du fait artistique. Je ne suis ni plus ni moins subjectif qu’un théoricien de la discipline… la rigueur théorique en moins. J’ajoute à cela que j’apprécie beaucoup le travail de Marcel Duchamp et que j’aurais bien aimé le croiser.

Mais revenons à la question de cet élève.

Première réponse > C’est quoi l’art?

C’est un bien grand petit mot qui recouvre finalement pas mal de choses différentes. Mais dans le cas précis de cette demande, il y a une réduction du champ (sans jeu de mots) de l’art. Il n’est pas question de musique, de théâtre, de danse, de cuisine, etc. Non. Il me semble que le plus souvent, quand quelqu’un pose cette question au singulier, il est essentiellement question des arts plastiques.

Deuxième réponse > C’est quoi les arts au pluriel?

Si nous prenons le mot arts au pluriel, nous pouvons dire que les arts sont des faits culturels. Je propose la définition de la culture comme étant les codes et les moyens que les peuples se donnent pour vivre ensemble sur un territoire donné. Les arts font partie de ces codes et moyens et visent à nous rassembler.

Troisième réponse > Alors… le roi de Belgique c’est de l’art?

Je ne le pense pas. Il n’y a pas que les arts qui permettent aux peuples de vivre ensemble, il y a de nombreuses institutions, des administrations, des lois, des tribunaux, etc. Ils règlent le plus souvent les liens matériels (le monde des objets) entre les individus. Un roi est un des représentants de ces institutions. Les arts c’est un peu différent. Ils concernent des liens plus spirituels, comme regarder ensemble, écouter ensemble, chanter ensemble, manger ensemble, lire ensemble, etc. Quelque chose de l’ordre d’un sentiment d’appartenance, un lien moral (sans qu’il soit question de perdre ou gagner des objets).

Quatrième réponse > Pourquoi réduisons-nous le mot art au singulier aux arts plastiques?

Là, j’ai en tête deux réponses. Les arts plastiques ça dure depuis très très longtemps. La sculpture la plus ancienne que je puisse montrer date de -40.000 ans… et dans 40.000 ans, si j’en prends un peu soin, l’urinoir de Marcel Duchamp sera encore là. En est-il de même pour la musique, la danse, le théâtre, la cuisine, etc.?

Et puis les arts plastiques ça montre: ça concerne le regard. Pas besoin de traduction, d’interprète, d’intermédiaire: c’est là, tel que l’a voulu son fabricant.

Mais bon, ce sont mes réponses: il y en a peut-être d’autres.

Cinquième réponse > Est-ce que tout le monde sur terre a le même art au singulier?

Les masques de la culture Mahongwe sont très différents des pietàs de la culture chrétienne. Il me semble par contre assez évident que ces objets peuvent être tout autant sacrés, importants, fondateurs pour chacune de ces cultures. Si toutes les cultures n’ont pas les mêmes objets d’art, il me semble que donner à un objet une force spirituelle et un statut particulier reconnus par l’ensemble d’un groupe, soit commun à toutes les cultures humaines.

Mais peut-être que toutes les cultures n’appellent pas ça de l’art?

Sixième réponse > De quel groupe humain s’agit-il dans la question « Monsieur, l’urinoir de Duchamp est-ce que c’est de l’art? »

Ce n’était déjà pas si simple… et c’est là où ça se complique. Je pourrais répondre « la culture occidentale », mais est-ce vraiment pertinent? Le monde occidental contemporain est-il homogène? N’est-il pas multiculturel? Bruxelles est la deuxième capitale la plus cosmopolite du monde. Les Bruxellois ont-ils tous le même art? Mais ne nous découragerons pas et regardons les choses d’un point de vue historique: où, comment et quand?

Septième réponse > Quand, où et comment l’urinoir de Marcel Duchamp a-t-il été présenté la première fois comme étant de l’art?

C’était aux États-Unis en 1917, sous pseudonyme, dans un salon d’artistes indépendants.

En 1917, le monde occidental n’était pas aussi multiculturel qu’il ne l’est aujourd’hui… et cette multiculturalité s’exprimait malheureusement de la manière la plus atroce qu’il soit: colonialisme et première guerre mondiale.

Mais avant de revenir sur les circonstances précises de cette présentation, il est intéressant de savoir comment le monde occidental des arts plastiques a pu en arriver là.

Les arts plastiques occidentaux ont connu depuis déjà fort longtemps de grands bouleversements. Avant les années 1500, il n’y avait d’arts plastiques que religieux, ou presque. Les objets d’art faisaient partie intégrante du lien spirituel au sein des peuples occidentaux. Les autorités religieuses, souvent proches des autorités politiques, étaient seules à même de se poser la question, de savoir ce qui était de l’art et de ce qui n’en était pas… et de le financer.

À partir du XVIe siècle, nous ne pouvons que constater le recul du pouvoir séculier religieux, les divisions en son sein, l’autonomie grandissante du pouvoir politique et économique. Progressivement, d’autres acteurs, décisionnaires de ce qui est ou n’est pas de l’art, vont apparaitre. Et bien entendu, ces autres acteurs vont de plus en plus en assurer le financement.

Qui sont ces nouveaux acteurs: mécènes, bourgeois enrichis par le développement du commerce, marchands, critiques, etc. Si les motifs restent religieux dans un premier temps, ils se laïcisent de plus en plus. Là où le donateur était absent, puis représenté en petit, dans un coin en bas à gauche de la scène religieuse, il prend le premier plan et devient le sujet.

Cette évolution est allée de pair avec la création de la notion d’artiste. Il n’est plus un artisan anonyme, il devient un nom, une manière de faire, un personnage parfois bien plus important que le lien spirituel qu’il était censé montrer auparavant.

Avec cette nouvelle donne va se poser très tôt la question de la légitimité de tous ces acteurs à maintenir le lien spirituel que les arts plastiques sont censés créer ou maintenir. Se poser des questions, c’est bien de cela dont il est question.

Dans la période précédant les années 1917, la question de la légitimité artistique est toujours très présente. Qui des académies, qui des salons indépendants, qui des critiques, qui des marchands, etc. peut en être le garant. D’une certaine façon, la bataille fait rage. Et l’humour n’est pas la moindre des armes utilisées. Dans les années 1880, un mouvement humoristique et décalé, celui des « Arts incohérents », proposait ironiquement (ou pas) le monochrome et le ready-made – objet manufacturé désigné comme œuvre.

Pour qui s’en donnera le temps et la curiosité, Marcel Duchamp a eu un parcours artistique très riche, avant et après 1917. Un parcours qui ne se limite pas au choix d’un objet et à l’humour dévastateur. Comme beaucoup d’artistes de cette époque, il explorera les différents courants artistiques contemporains: impressionnisme, fauvisme, cubisme, etc. Il explore, mais reste peu enclin à devenir partisan. Coexistent dans son parcours des ready-mades, des peintures aux inspirations cubistes (sans pour autant respecter totalement les règles du cubisme) et d’autres approches très diversifiées et totalement innovantes.

Cette position éclectique lui valut une première rude confrontation à ses pairs: ceux qui sont censés déclarer que son travail est de l’art. En 1912, la peinture « Nu descendant un escalier » est refusée par le Salon des indépendants: pas assez « cubiste » pour être de l’art. Cette confrontation, qui aurait pu lui faire éprouver dépit et rancœur, fut sans doute l’inspiratrice d’une action bien plus subtile qui résonne jusqu’à nos jours.

Si le Salon des indépendants français refuse sa toile, aux États-Unis le « Nu descendant un escalier » est acclamé par les élites de l’avant-garde artistique américaine, à l’exposition internationale d’art moderne connue sous le nom d’Armory Show. Cet accueil rapprochera Marcel Duchamp des milieux artistiques américains, mais ne mettra pas fin à ses explorations et à ses questionnements.

En 1917, il devient l’un des directeurs/créateurs de la Society of Independant Artists Inc. Cette société américaine est l’organisatrice d’un salon où l’accès n’est limité que par le paiement d’un droit d’exposition: pas d’autres critères de sélection. C’est à ce salon qu’un artistique inconnu R. Mutt (pseudonyme de Marcel Duchamp) fait parvenir un urinoir couché horizontalement, signé à sa base et titré « Fontaine ». Il a payé son droit d’exposition et rien a priori ne peut empêcher la présentation de son travail. Mais les organisateurs de la Society se déchirent sur l’exposabilité de cette œuvre. Marcel Duchamp démissionne du comité, cohérent avec la philosophie d’un salon qui était censée tout accepter, absolument tout. En fin de compte, la « Fontaine » sera exposée… derrière un paravent. La supercherie de Marcel Duchamp ne sera révélée que quelques semaines plus tard.

L’urinoir de Marcel Duchamp est-il de l’art? Il a en tout cas posé des questions fondamentales sur le comment se décide ce qui est ou ce qui n’est pas de l’art?

Le questionnement que propose une œuvre est-il de l’art? Je vous en laisse juge. Quoiqu’il en soit, le travail de Marcel Duchamp ne s’est pas résumé aux questionnements. Avec l’ensemble de ses productions, dont une œuvre posthume créée de 1946 à 1966 dans le plus grand secret, Marcel Duchamp a proposé des réponses. Je vous laisse le plaisir de les explorer de votre côté.

Pour terminer ce petit voyage esthétique, je vous laisse en compagnie des paroles de Marcel Duchamp. Si ses paroles, tout comme ses œuvres, sont souvent hermétiques, elles n’en laissent pas moins transparaître une vision… artistique? (ou pas?).

Bonjour chez vous

Pascal Popesco


L’acte créateur (The Creative Act)

Traduction d’un enregistrement de Marcel Duchamp (enregistrement sur disque souple, dans Aspen Magazine, nos 5-6, New York, Roaring Fork Press, automne et hiver 1967)

« Considérons d’abord deux facteurs importants, les deux pôles de toute création d’ordre artistique : d’un côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui, avec le temps, devient la postérité.

Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière.

Si donc nous accordons les attributs d’un medium à l’artiste, nous devons alors lui refuser la faculté d’être pleinement conscient, sur le plan esthétique, de ce qu’il fait ou pourquoi il le fait – toutes ses décisions dans l’exécution de l’œuvre restent dans le domaine de l’intuition et ne peuvent être traduites en une self-analyse, parlée ou écrite ou même pensée.

T.S. Eliot, dans son essai Tradition and individual talent, écrit : « l’artiste sera d’autant plus parfait que seront plus complètement séparés en lui l’homme qui souffre et l’esprit qui crée ; et d’autant plus parfaitement l’esprit digérera et transmuera les passions qui sont son élément ».

Des millions d’artistes créent, quelques milliers seulement sont discutés ou acceptés par le spectateur et moins encore sont consacrés par la postérité.

En dernière analyse, l’artiste peut crier sur tous les toits qu’il a du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels d’histoire de l’art.

Je sais que cette vue n’aura pas l’approbation de nombreux artistes qui refusent ce rôle médiumnique et insistent sur la validité de leur pleine conscience pendant l’acte de création – et cependant l’histoire de l’art, à maintes reprises, a basé les vertus d’une œuvre sur des considérations complètement indépendantes des explications rationnelles de l’artiste.

Si l’artiste, en tant qu’être humain plein des meilleures intentions envers lui-même et le monde entier, ne joue aucun rôle dans le jugement de son œuvre, comment peut-on décrire le phénomène qui amène le spectateur à réagir devant l’œuvre d’art ? En d’autres termes, comment cette réaction se produit-elle ?

Ce phénomène peut être comparé à un « transfert » de l’artiste au spectateur sous la forme d’une osmose esthétique qui a lieu à travers la matière inerte : couleur, piano, marbre, etc.

Mais avant d’aller plus loin, je voudrais mettre au clair notre interprétation du mot « Art » sans, bien entendu, chercher à le définir.

Je veux dire, tout simplement, que l’art peut être bon, mauvais ou indifférent, mais que, quelle que soit l’épithète employée, nous devons l’appeler art : un mauvais art est quand même de l’art comme une mauvaise émotion est encore une émotion.

Donc quand plus loin je parle de « coefficient d’art », il reste bien entendu que non seulement j’emploie ce terme en relation avec le grand art, mais aussi que j’essaie de décrire le mécanisme subjectif qui produit une œuvre d’art à l’état brut, mauvaise, bonne ou indifférente.

Pendant l’acte de création, l’artiste va de l’intention à la réalisation en passant par une chaîne de réactions totalement subjectives. La lutte vers la réalisation est une série d’efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni ne doivent être pleinement conscients, du moins sur le plan esthétique.

Le résultat de cette lutte est une différence entre l’intention et sa réalisation, différence dont l’artiste n’est nullement conscient.

En fait, un chaînon manque à la chaîne des réactions qui accompagnent l’acte de création ; cette coupure qui représente l’impossibilité pour l’artiste d’exprimer complètement son intention, cette différence entre ce qu’il avait projeté de réaliser et ce qu’il a réalisé est le « coefficient d’art » personnel contenu dans l’œuvre.

En d’autres termes, le « coefficient d’art » personnel est comme une relation arithmétique entre « ce qui est inexprimé, mais était projeté » et « ce qui est exprimé intentionnellement ».

Pour éviter tout malentendu, nous devons répéter que ce « coefficient d’art » est une expression personnelle « d’art à l’état brut » qui doit être « raffiné » par le spectateur, tout comme la mélasse et le sucre pur. L’indice de ce coefficient n’a aucune influence sur le verdict du spectateur.

Le processus créatif prend un tout autre aspect quand le spectateur se trouve en présence du phénomène de la transmutation ; avec le changement de la matière inerte en œuvre d’art, une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle important du spectateur est de déterminer le poids de l’œuvre sur la bascule esthétique.

Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. Cette contribution est encore plus évidente lorsque la postérité prononce son verdict définitif et réhabilite des artistes oubliés. »

Marcel Duchamp