Ces pages sont dédiées aux commerçants et artisans,
gardiens de la diversité écrite et visuelle de nos rues.
Les dessinateurs d’alphabet contemporains puisent leur inspiration à la source vive de l’enseigne commerciale. Anciennes, manufacturées et/ou originales, elles nourrissent leurs créations digitales. Le dessinateur de la police de caractère Gotham (nom de la ville imaginaire, miroir fantasmé de New York, dans l’univers de la bande dessinée Batman), Tobias Frere-Jones, se serait inspiré des lettrages des boutiques de Brooklyn.
Ma démarche est toute autre – il s’agit pour moi de vulgariser et non de condenser une histoire de l’écriture –, mais je vais partir du même support: l’enseigne commerciale.
La rue De Wand est une rue commerçante d’un quartier nord de Bruxelles. J’arpente ses trottoirs plusieurs fois par jour tout au long de l’année, quoi de plus normal que de commencer par elle.
Ni plus jolie ni plus laide qu’une autre, la rue De Wand s’est transformée au fil des années avec l’apparition des grandes surfaces et du commerce par internet. On peut y voir encore, comme dans de nombreux quartiers commerçants, quelques échoppes arborant leur enseigne indépendante.
Préambule
L’écriture est un moyen de communication, il représente le langage à travers le dessin de signes via des outils variés. Savoir écrire, au sein d’un groupe, veut dire que tout le monde dessine plus ou moins la même chose de façon à ce que la représentation soit la même pour tout le monde. Cependant, il a existé et existe depuis l’invention de l’écriture des spécialistes de sa part visuelle. Scribes/calligraphes/imprimeurs/typographes/graphistes […] sont des spécialistes de la part visuelle de l’écriture, sensés dessiner mieux/plus/différemment […] le langage. En tout cas d’une façon suffisamment notable pour qu’un revenu leur soit octroyé à cet effet. C’est de cette valeur ajoutée visuelle dont il va être question dans ces lignes, au sens d’une valeur ajoutée culturelle plus que pécuniaire.
Les lettres « bâton »: Enseigne – Rue De Wand 54
Cette enseigne est basée sur une classe de dessin de lettre que les spécialistes nomment de différentes façons suivant les époques et les pays. Linéales, Antiques (France), Sans-Serif, Grotesque (monde anglo–saxon), Groteske (Allemagne), sont différentes manières de nommer une même classe de dessin de lettre.
L’enfant qui apprend à écrire, et l’adulte qu’il deviendra, l’appel généralement lettres bâton, ce qui les caractérisent finalement fort bien. Elles n’ont quasiment pas de différence d’épaisseur dans leurs traits (contrairement aux pleins et déliés d’une écriture à la plume) et elles ne reposent pas sur des petits pieds, comme les lettres des romans policiers.
Les classements des spécialistes ont leur utilité, mais pour simplifier je les appellerai lettres/caractères bâton ou linéales.
Dans un premier temps, je ne suis pas arrivé à identifier précisément le processus de conception de cette enseigne. Emploi d’un dessin de lettre existant ou dessin original ? Ces lettres se rapprochent fort de celles des caractères d’un Helvetica Neue Extended, Thin ou Light mais en plus large. Le « & » (« et » commercial ou « esperluette ») vient d’un autre caractère ou est une création.
En superposant cet Helvetica Neue ExtendedThin au dessin que j’ai fait de cette enseigne il est très net que le dessinateur de celle-ci a étiré les lettres de cet Helvetica pour les allonger à son goût.
C’est une technique périlleuse, permise depuis l’arrivée de l’informatique dans le travail graphique. La seule déformation d’un lettrage ne permet pas d’obtenir un beau résultat. Un lettrage de qualité est une petite œuvre d’art, souvent anonyme, mais qui possède son propre équilibre.
Comme vous pouvez le constater en regardant de près, l’étirement élargit l’épaisseur des verticales, tout en laissant intacte celle des horizontales. Comme nous l’avons vu plus haut, une des caractéristiques des lettres bâton est leurs traits de section quasi-identique. Le dessinateur de cette enseigne en a bien conscience: il a redonné les mêmes épaisseurs aux droites et, chose plus difficile, a reformulé les courbes. Il a re-travaillé chacune de ces sept lettres.
A vous de voir si ce résultat et ces choix vous satisfont. Pour ce qui nous concerne ici, cette possibilité technique de distorsion fait partie de l’histoire de l’écriture: 1985-1990 – début de la Publication Assistée par Ordinateur (PAO).
Pour la facture matérielle de cette enseigne, il s’agit d’un découpage de lettre dans un matériau métallisé gris claire d’une épaisseur de 20 mm, contrecollé sur un panneau/mur peint en gris foncé.
Helvetica… encore et toujours
Parmi les caractères bâton, l’Helvetica est un peu à part, en tout cas à ce jour. Il est de loin le plus utilisé et vous ne passerez pas une journée de votre vie sans le croiser, sauf à vivre d’eau de source et de cueillette au fin fond de la montagne… et encore, ne regardez pas la marque de vos sous-vêtements.
L’Helvetica mériterait un livre à lui tout seul… mais c’est déjà fait.
Je note juste que cette universalité et cette ubiquité sont dûs, en grande partie, à ses nombreuses déclinaisons en «graisses» (traits plus ou moins épais) et «chasses» (largeurs plus ou moins grandes). Pour l’avoir pratiqué et pour le pratiquer encore, il existe un Helvetica pour toutes les circonstances de la vie graphique.
C’est une très belle typographie, dessinée dans sa version de base en 1957 par Max Miedinger.
Ses nombreuses déclinaisons ont été possibles avec le développement de la photocomposition et de l’impression offset. En ces années 1960-70 ces techniques détrônent complètement l’impression typographique qui prévaut depuis sa mise au point par Gutenberg. Toutes les déclinaisons de l’Helvetica, rien que dans cinq ou six tailles standards, auraient demandées des tonnes de plomb et des investissements colossaux. La photocomposition ne demande finalement qu’un système d’agrandissement, du papier photosensible et un négatif par déclinaison d’Helvetica pour générer toutes les tailles de caractère.
L’Helvetica a été voulu et est reconnu par beaucoup, pour son universalité, sa neutralité et son intemporalité. Mais est-ce raisonnablement possible en matière de dessin d’écriture?
Ce sont des qualités de convention. Elles sont possibles dans un espace temps précis et ne sont sûrement pas éternelles. Disons que l’Helvetica est aussi neutre qu’un costume cravate dans un conseil d’administration d’une banque d’affaires… tout en étant le mieux coupé.
Cette neutralité très XXe siècle, Helvetica la tient d’un caractère qui n’était pas du tout neutre à l’époque de son dessin. Dans sa version de base que vous retrouvez au milieu du tableau précédent (en position normal/normal) il est une déclinaison subtile de l’Akzidenz-Grotesk, caractère dessiné dans les années 1896-1898 par Ferdinand Theinhardt. Je ne crois pas que les notions de neutralité, d’intemporalité et d’universalité aient été au centre de ces préoccupations. En français Akzidenz-Grotesk peut se traduire par Linéale commerciale.
Au XIXe siècle l’Akzidenz-Grotesk n’est pas la seule lettre baton du paysage, mais c’est une des premières de son époque à voir son trait s’alléger. Jusque-là les linéales sont généralement très grasses, étroites et en majuscules.
Si elles sont utilisées dans l’édition du livre (où elles se contentent du titrage et/ou de la mise en avant d’un auteur), leur cœur de métier c’est de se faire remarquer… et à ce jeu-là elles sont quasi imbattables.
L’homme écrit, depuis les débuts de l’écriture, avec deux choses en tête qui ne sont pas toujours compatibles entre elles: être vu (disons la lecture discontinue: stèle, affiche, etc) et être lu (au sens de lecture continue: livre, littérature, etc.). A partir du XVIIIe et au XIXe siècle l’importance d’être vu a fait un grand retour dans l’écriture, avec le développement sans précédent de la réclame sous toutes ses formes: être vu c’est être acheté. Produire et vendre beaucoup vont être les moteurs des siècles à venir et, par la-même, du dessin de la lettre.
Une des premières lettres bâton imprimée à se voir dotée de minuscules est la Seven Line Grotesque de William Thorogwood vers 1834. Cest aussi la première fois où terme Grotesque est utilisé pour nommer un lettre bâton imprimable – c’est toujours le nom générique des lettres bâton en allemand. Comme quoi, on peut avoir un passé grotesque et un avenir universel et neutre.

Quant à la première linéale recensée à usage d’impression, c’est la Two-line English Egyptian de William Caslon junior IV, dessinée en 1816 en gras et en majuscule. Comme vous pouvez le voir relativement à sa taille d’impression, elle n’est pas destinée à composer de la littérature.

Avant cette date, les lettres bâton semblent quasi inexistantes. On peut, de-ci, de-là, en trouver des traces sur des enseignes, des architectures et des marques de fabrique du XVIIe siècle.
«Egyptiennes» sans pied ou «Antiques» tout court ?
Mais d’où viennent ces linéales alors que les siècles précédents ne juraient que par ces petits pieds (que l’on appelle empâtement) et par des pleins et déliés contrastés.
Une piste serait de regarder du côté de la classe de dessin de lettre que les spécialistes appellent en français Egyptiennes ou Mécannes et en anglais Slabe Serif. Pour éviter les quiproquos, je vais utiliser la traduction de l’anglais Slabe Serif, soit Pied en dalle, car elle est la plus proche de ce que l’on voit. Certes, Pied en dalle c’est un peu lourd, mais on choisi rarement cette classe de caractère pour sa légèreté.
La première Pied en dalle recensée pour l’impression apparaît en 1816. Dessinée par Vincent Figgins, il l’a nommée Antique. Vous remarquerez que l’innovation, en matière de dessin de lettre comme dans d’autres domaines, est très anglo-saxonne à cette époque.

Il y a un point commun entre pieds en dalle et lettres bâton. Leurs épaisseurs sont constantes et plutôt grasses. Seul le pied en forme de dalle fait la différence. Vous pouvez le constater sur l’illustration ci-dessous basée sur un pied en dalle de facture plus récente et plus légère: le Rockwell
Quiproquo il y a, si l’on suit les noms que les spécialistes ont donnés aux classes, notamment Francis Thibaudeau en 1921. Il a classé les pieds en dalle sous le nom d’Égyptiennes et les lettres bâton sous le nom d’Antiques. Alors que la première Égyptienne connue destinée à l’impression porte le nom d’Antique et que la première Antique reconnue porte le nom d’Egyptian…
Vous avez du mal à vous y retrouver, moi aussi. Quoi qu’il en soit erreur/ignorance voulue ou pas, ce risque de confusion reste anecdotique. Ce qui l’est moins c’est la référence faite à l’Antiquité au sens large (qu’elle soit Égyptienne ou autre).
Première bâton et première pied en dalle destinées à l’impression sont nées la même année en 1816. En dehors du risque d’inversion de berceau, il demeure que cette époque est celle du développement de l’économie industrielle et capitaliste. Colonisations et découvertes archéologiques font bon ménage. La redécouverte de l’antiquité bat son plein. C’est la période bénie où Égyptomanie, Etruscomanie et autres orientalismes attisent esprits et convoitises.
En 1746 William Caslon dessine et grave Etruscan, une reproduction de l’alphabet étrusque destinée à l’édition scientifique.
Il est clair que caractère bâton et pied en dalle pré-existaient. Ils attendaient là, qu’on les redécouvre. Où peut-être n’ont-ils jamais cessé d’être utilisés, sans laisser de traces, sur des amphores gallo-romaines, sur des tonneaux médiévaux ou des malles au trésor, en attendant que la réclame leur donne une nouvelle jeunesse.
Le caractère bâton c’est aussi l’essence de l’écriture, son squelette, son image mentale. Ce sont les premiers traits de l’enfant qui fait des barres et des ronds pour aborder ce merveilleux apprentissage de l’invention qui a permis toutes les autres inventions: l’écriture.
Mais revenons à notre enseigne
En matière d’écriture vous constaterez à l’usage que les allés et retours dans le temps et l’espace sont plus importants pour un dessin de caractère qu’une date et un lieu précis de «création» .
Peut-on voir au travers de cette enseigne tous les éléments que j’ai évoqués? Le commanditaire ou le fabriquant de cette enseigne avait-il conscience de ces filiations? Modernité, essentialité, neutralité réelle ou convenue faisaient-elles parties du cahier des charges? Je ne le sais pas et peu importe.
Ce que je peux dire c’est que chaque dessin de lettre porte en lui une histoire. Histoire de son passé, de son utilisation, de son contexte de création ou de re-création. Chaque dessin de lettre porte le mot qu’il représente.
Tout ce que j’ai pu raconter autour de cette part visuelle de l’écriture et bien d’autres choses que j’espère avoir l’occasion de partager avec vous, font partie de notre culture au sens le plus quotidien et le plus fédérateur du terme. Ne pas le savoir n’empêche pas de vivre, de dessiner, de choisir et d’apprécier un lettrage. Mais le savoir permet d’enrichir nos vies, nos dessins et nos choix. Enrichissements qui au final constituent et communiquent une cohésion au groupe aussi bien qu’à l’individu.
Pascal Popesco
Janvier 2015 – «Une histoire de l’écriture» de Pascal Popesco est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 non transposé