« L’artiste doit-il aller à l’Université ? »

Présentation du texte de la conférence de Marcel Duchamp, « L’artiste doit-il aller à l’université ? – Should the artist go to College? », 1960, Université Hofstra

Bien chères toutes et tous,

Marcel Duchamp est sans doute l’artiste-plasticien dont le travail est le plus commenté, analysé, critiqué, décortiqué… et parasité depuis le siècle dernier.

Contrairement à ce qu’on voulut nous faire croire ces exégètes, cette glose est d’autant plus inutile que son œuvre, d’une grande simplicité à aborder, est à la portée des plus jeunes (cf. l’article «Monsieur, l’urinoir de Marcel Duchamp est-ce que c’est de l’art?»).

Comme Marcel Duchamp le disait « ce sont les regardeurs (et en fin de compte la postérité) qui font les tableaux ». Il n’a en aucun cas évoqué la nécessité d’une activité de « super-regardeurs » pour aborder une œuvre plastique ou écrite.

Il suffit de lire et de regarder.

C’est donc sans commentaires que je vous livre ce texte de Marcel Duchamp: « L’artiste doit-il aller à l’université ? – Should the artist go to College? ».

Sans commentaires ne veux pas dire sans informations préalables ni remerciements.

La retranscription (à la suite de la version image du manuscrit français) est celle d’un premier jet en français d’un discours que prononça Marcel Duchamp le 13 mai 1960 à l’Université Hofstra (État de New York, USA). J’ai préféré la fraicheur française de ce brouillon à ses traductions et corrections successives en anglais.

Cette retranscription est suivie des images de la traduction autographe de ce premier jet, puis des images des deux versions tapuscrites reprenant diverses révisions et corrections. La version (B) semble être la version prononcée par Marcel Duchamp et diffusée lors du colloque. Elle comporte des mises en capitale et des soulignements.

Je remercie infiniment Margaret Huang, du département des archives du Philadelphia Museum of Art, de m’avoir transmis ces documents appartenant aux Alexina and Marcel Duchamp Papers, Philadelphia Museum of Art, Library and Archives. J’en profite pour remercier ce musée et l’ensemble de ses collaborateurs pour le travail de conservation et de promotion qu’ils fournissent.

Bonne lecture

Pascal Popesco


L’artiste doit-il aller à l’université ?
(Should the artist go to College?)

« Bête comme un peintre.
Cette boutade semble avoir eu cours en France depuis au moins un siècle et est encore un argument en usage dans les discussions sur l’art en général.
Pourquoi donc l’artiste peintre serait-il considéré comme moins intelligent qu’une personne normale?
Serait-ce parce que son occupation manuelle n’a aucune relation immédiate avec l’intellect?
Peut-être aussi pense-t-on que le peintre n’a pas besoin d’éduquer son intellect pour devenir un bon peintre.
Toutes ces considérations ne sont plus valables aujourd’hui: les relations entre l’artiste et la société ont changé du tout au tout, du jour où l’art libre a remplacé l’art dirigé à la fin du siècle dernier.
Au lieu d’être un artisan employé par un monarque ou une religion, l’artiste aujourd’hui peint librement et n’a plus à obéir aux mécènes à qui au contraire, il impose sa propre esthétique. L’artiste est maintenant intégré dans la société actuelle.
Après s’être émancipé et avoir obtenu sa liberté d’action depuis maintenant plus d’un siècle, il se présente aujourd’hui en homme libre avec les mêmes prérogatives que le citoyen ordinaire et parle d’égal à égal avec l’acheteur de ses tableaux.
Naturellement cette libération de l’artiste ne va pas sans quelques devoirs à remplir qui pouvaient être ignorés pendant son statut de paria ou au moins d’individu inférieur intellectuellement.
Parmi ces devoirs à remplir l’un des plus importantes et l’éducation de cet intellect même si professionnellement l’intellect n’est pas la base de la formation du génie artistique.
Il est évident que la profession d’artiste à notre époque a pris place dans la société de cette époque à un niveau comparable à celui des professions libérales et n’est plus comme auparavant, une sorte d’artisanat supérieur.
Pour se maintenir à ce niveau et pour se sentir à égalité avec les représentants des professions libérales, avocats, médecins, l’artiste doit donc avoir la même éducation de college (universitaire) que ces derniers.
Furthermore (en outre), l’artiste dans la société moderne joue un rôle beaucoup plus important que celui d’un bouffon qui distrait, qui amuse cette société.
Il se trouve en face d’un monde à base de matérialisme farouche où tout est pesé au poids du bien-être physique, où la religion, ayant perdu beaucoup de ses droits, n’est plus la grande dispensatrice des valeurs spirituelles.
L’artiste d’aujourd’hui est un curieux réservoir de valeurs parareligieuses nettement en opposition avec le fonctionnalisme journalier pour lequel la science reçoit tous les hommages d’un culte aveugle. Je dis aveugle parce que je ne crois pas en l’importance suprême de ces solutions scientifiques qui n’effleurent même pas les problèmes de tout être vivant.
Pour prendre un exemple d’actualité, les voyages interplanétaires qui semblent être une des prochaines étapes du so called (soi-disant) progrès scientifique, ne donne en dernière analyse qu’un agrandissement de territoire à la disposition de l’homme et j’y vois seulement une variante du matérialisme actuel qui éloigne l’individu d’une recherche vers des valeurs internes, internal.
Nous arrivons ainsi à la tache importante de l’artiste d’aujourd’hui qui consiste à se tenir au courant au moyen d’une éducation de college (universitaire) des changements économiques, politiques et autres changements dus aux applications du so called (soi-disant) progrès matériel.
Ainsi lesté l’artiste qui a passé par le college (université) n’a plus à craindre d’être envahi par des complexes d’infériorité dans ses relations avec ses contemporains. Il possède grâce à cette éducation les outils mêmes qui lui permettront d’opposer à cet état de choses matérialiste un culte du moi dans un cadre esthétique de valeurs intérieures.
Pour illustrer cette position de l’artiste, je citerai seulement le fait qu’alors que tout labeur, tout travail aujourd’hui est plus ou moins évalué et rétribué par le nombre d’heures passées selon le barème établi par chaque corps de métier, dans le cas du tableau au contraire le temps passé à le faire n’entre en rien pour déterminer sa valeur qui varie pour un même nombre d’heures de travail avec la notoriété de chaque artiste.
Ces valeurs intérieures dont l’artiste est pour ainsi dire responsable, the dispenser, s’applique à l’individu singled out (pris séparément, isolé), par opposition avec les valeurs d’ordre général de l’individu dans la société.
Sous les apparences d’un membre de l’espèce humaine, l’individu en réalité est bien seul et unique et toutes les caractéristiques d’espèce qui s’appliquent aux individus en masse n’ont qu’un rapport très éloigné avec l’explosion solitaire de l’individu en face de lui-même.
Max Stirner, au milieu du siècle dernier, a établi de façon remarquable cette distinction dans son remarquable ouvrage « L’unique et sa propriété » (Der Einziger und Sein Eigentum), et si une grande partie de l’éducation s’applique a développer les caractéristiques d’espèce chez l’individu en le plaçant dans son milieu, en l’acclimatant à ce milieu , une aussi importante partie de l’éducation du college (universitaire) développe les facultés plus profondes de l’individu, la self-analyse, la connaissance de l’héritage spirituel.
Ce sont bien là les éléments importants que l’artiste acquiert au college (université) et qui lui permettent de garder vivante les traditions d’un ordre spirituel avec lequel même la religion semble avoir perdu contact.
Je crois qu’aujourd’hui plus que jamais l’artiste a cette mission parareligieuse d’entretenir la flamme des regards vers l’intérieur dont l’œuvre d’art semble être la traduction la plus claire pour l’homme de la rue.
Je crois aussi que pour remplir cette mission l’éducation la plus élevée lui est absolument nécessaire. »

Marcel Duchamp

Marcel Duchamp en Rrose Sélavy. Photographie de Man Ray.
Marcel Duchamp en Rrose Sélavy – Photographie de Man Ray